Guerre en Ukraine
Des conséquences en cascade

Philippe Dubief, vice-président de l’AGPB (Association générale des producteurs de blé) et Patrice Auguste, responsable des relations terrains de l’AGPB ont répondu à l’invitation de la FDSEA du Jura pour participer à une réunion d’information sur les effets de la guerre en Ukraine pour l’agriculture mondiale, française et Jurassienne, ce jeudi 28 avril à Mont-sous-Vaudrey. Hausse des prix, hausse des charges, pénuries alimentaires, risque de dumping russe : les conséquences sont nombreuses.

Des conséquences en cascade

Depuis le 24 avril, date du début de l’invasion russe, les impacts pour l’agriculture sont nombreux et les repères traditionnels pour l’économie ont disparu. D’emblée, Patrice Auguste a prévenu, la géopolitique n’est pas une science exacte : « Vous connaissez Poutine, ça peut très vite évoluer. Qui peut dire ce qui va se passer dans les jours, les mois, les années qui viennent ? Nous n'avons pas la vérité infuse mais nous allons être le plus honnête possible pour vous expliquer comment on voit les choses. »

Cette guerre arrive après une succession de mauvaises nouvelles dont le point de départ a été la crise des engrais en 2021 et le marché de l'azote en pleine explosion. Les prix se sont subitement envolés, hausse alors en partie compensée par celle du prix de vente des céréales. Mais le conflit a amplifié cette crise, provoquant aussi une explosion du coût de l’énergie, en particulier du pétrole et du gaz.

« Pas le moment de changer de tracteurs »

L’agriculture française est particulièrement touchée par ces fluctuations car le pays est dépendant aux deux tiers de la Biélorussie, de l'Ukraine et de la Russie pour ses importations d’engrais. « A plus de 300€ la tonne de blé, les gens pensent que les céréaliers sont les rois du pétrole, mais quand on enlève les charges, on s'aperçoit qu'il ne reste pas grand-chose, » tempère Patrice Auguste.

En 2020 et 2021, l'unité d'azote était environ à 70 centimes d’euros, il est cette année à 1,7 € et les prévisions estiment qu’il sera à plus de 3€ l'unité en 2023. Cette subite augmentation, beaucoup plus rapide que celle du prix de vente des céréales et exacerbée par le rationnement des livraisons, va peser sur le rendement mais aussi sur la productivité. L’AGPB a calculé qu’une hausse de 30 % du prix des phytos, du carburant et des intrants correspondait à 70€ de charges en plus par tonne de céréale produite. « Ce n'est pas parce que vous vendez le blé cher que vous gagnerez de l'argent, » précise Philippe Dubief, lui-même céréalier à Saint-Jean de Losne dans le sud de la Côte d’Or. « Et on ne parle même pas de la disponibilité des engrais… Si vous vendez le blé à 270 € la tonne, c’est comme si vous l’aviez vendu à 200 € il y a encore quelques mois. Ce n'est surtout pas le moment de changer de tracteur ».

(de gauche à droite) Patrice Auguste, responsable des relations terrains de l’AGPB, Philippe Dubief, vice-président de l’AGPB et Christophe Buchet, président de la FDSEA du Jura

Pour aider les agriculteurs à calculer leurs charges et ainsi avoir un peu de visibilité, l’AGPB et Arvalis ont mis en place une calculette disponible sur le site oad.arvalis-infos.fr.

Les recettes des céréaliers sont les charges des éleveurs

Pour les éleveurs, les difficultés sont les mêmes. La hausse des prix de l'alimentation animale n'est pas couverte par les prix de vente. « Ce n'est pas simple, il faut regarder les besoins dans leur globalité car ce qui est un produit pour le céréalier est une charge pour l’éleveur. Cette volatilité excessive des prix est destructrice de valeur, » poursuit le vice-président de l’AGPB.

Pour pallier ces difficultés, les représentants des céréaliers estiment que la souveraineté nationale est nécessaire. « A force de dire qu’il valait mieux produire dans des pays moins chers, nous avons un retour de bâton. Que ce soit sur les masques sanitaires ou sur les matières agricoles, l’idée de souveraineté revient. Le plan protéine du gouvernement va dans ce sens et nous travaillons à réimplanter une filière engrais en France. L'azote est simple à fabriquer mais il faut l'envie de le faire et que ce soit accepté par la société. »

« Un ouragan de famines à venir »

Au niveau mondial, les conséquences de cette guerre seront dévastatrices. Pour les Ukrainiens en premier lieu mais aussi pour de nombreux pays en voie de développement. L’ONU évoque depuis un mois « un ouragan de famines à venir ».

L’Ukraine est récemment devenu un poids lourd céréalier. En 20 ans, le pays a multiplié par 10 sa production qui s’élève désormais à 90 millions de tonnes dont les deux tiers sont exportés. Cela représente 10 % des exportations mondiales, et la Russie pèse pour 20 %.

Le blé est cultivé dans le sud-est et l'est du pays, le maïs surtout au nord-est et l’orge au sud. Le tiers des céréales ukrainiennes est produit dans des zones aujourd’hui contrôlées par les Russes. L’AGPB considère que la moitié de la récolte 2022 sera perdue à cause de la guerre et du manque de phytos : la production de blé devrait baisser de 45%, l’orge de 39%, le maïs de 39% aussi et le tournesol de 42%. Pourtant, l’Ukraine résiste et fait tout pour semer et produire malgré les conditions catastrophiques : tout est miné et une partie des silos est détruite.

L'Ukraine connaît aussi des problèmes pour exporter. En temps normal, les céréales sont embarquées dans les ports de Mykolaïv et d’Odessa mais ces villes sont ciblées par les Russes. Ils essaient de faire sortir leur production par train via la Pologne mais les quantités qu’ils réussissent à expédier restent faibles et les pertes de stock sont inconnues (Il restait 10 millions de tonnes de maïs et 6 millions de tonnes de blé dans les silos avant le début de la guerre).

Dans le monde, 150 pays ne sont pas souverains alimentaires et dépendent des exportations. La Tunisie n'a par exemple qu'un mois de stock et l'Afrique subsaharienne environ 2 mois. Certaines nations, comme l'Égypte, la Turquie, le Liban et la Tunisie sont dépendantes du blé russe et ne peuvent donc pas s'opposer à Poutine. Face à l’explosion des prix causée par la guerre, elles n’auront plus les moyens d’acheter ce qui provoquera des pénuries alimentaires. Il y a aussi un risque de défaut de paiement. Cette crise est amplifiée par les mauvaises productions indienne et brésilienne dues aux conditions climatiques.

Des solutions mais…

« La France est forte et nous avons les moyens de trouver des solutions, » estime Patrice Auguste. « Nous sommes autonomes en blé, nous importons un peu de maïs et beaucoup de tournesol. Nous savons donc ce qu’il faut produire ». Selon l’AGPM, l’Etat doit reconstituer des stocks stratégiques et favoriser la souveraineté nationale et européenne. La grande distribution doit répercuter les augmentations de prix car « nous sommes en plein dans le champ d’action d’Egalim 2 ». Les agriculteurs doivent produire plus et tout faire pour être le moins énergivores possible, quitte à produire sur place leur propre énergie (photovoltaïque, méthaniseur, bois énergie…). Le plan de résilience du gouvernement pour des aides sur le GNR, le gaz et l’électricité doit être utilisé.

« L’inquiétude est que la Russie, qui produit son blé à 110 € la tonne contre 170 en France fasse du dumping et le vende à 130 €. Ce serait une arme alimentaire contre nous. Nous devons aussi redouter que cette guerre dégénère en conflit mondial, » conclu le responsable des relations terrains de l’AGPB, « car si ça arrive, nous pouvons oublier tout ce qu’on vient de dire. »

S.C.

Un premier navire chargé de maïs ukrainien quitte la Roumanie

Un premier navire chargé de maïs en provenance d'Ukraine a quitté le 29 avril le port roumain de Constanta, sur la mer Noire, marquant la reprise des exportations de céréales depuis le début de la guerre, a appris l’AFP auprès de l'opérateur Comvex. Il transporte 70.000 tonnes de maïs, a déclaré le p.-d.g. de la compagnie, Viorel Panait, sans dévoiler la destination de la marchandise. « Il s'agit d'un moment très important qui témoigne de l'engagement de la Roumanie à se montrer solidaire de l'Ukraine en proie à la guerre », a-t-il ajouté. Bucarest s'est engagé ces dernières semaines à moderniser ses infrastructures portuaires et ferroviaires afin de faciliter les exportations en provenance d'Ukraine, avec qui elle partage une frontière de 650 kilomètres. « Un réseau de transports est en train de prendre forme (en Roumanie, NDLR) afin d'aider l'Ukraine à exporter sa production agricole », a souligné M. Panait.

La Russie pille l’agriculture ukrainienne 

Les forces russes ont volé « plusieurs centaines de milliers de tonnes » de grains dans les régions occupées d'Ukraine, a dénoncé le 30 avril le vice-ministre ukrainien de l'Agriculture Taras Vysotskiy à la télévision nationale, rapporte l’agence Reuters. Le ministre de l'Agriculture Mykola Solskyi a, lui, déclaré que les vols de grains avaient augmenté au cours des deux dernières semaines. « J'entends personnellement cela de la part de nombreux propriétaires de silos dans le territoire occupé, a-t-il indiqué, cité par le ministère. C'est un vol pur et simple. Et cela se produit partout dans le territoire occupé. » Le ministère de l'Agriculture a annoncé le 29 mai que six régions d'Ukraine avaient terminé leurs premiers semis de printemps malgré l'invasion russe. L'Ukraine est divisée en 24 régions, mais il n'est pas prévu de semer des grains à Louhansk, à l'est, en raison des violents combats qui s'y déroulent, d’après Reuters.

Selon la chaîne CNN, l’armée russe a aussi dévalisé un concessionnaire agricole dans la ville occupée de Melitopol. Le matériel volé, (tracteurs et moissonneuses John Deer représentant 5 millions d’euros) a été expédié en convoi jusqu’en Tchétchénie avant de s’apercevoir, une fois arrivé sur place, que le fabricant avait verrouillé à distance les engins devenus inutilisables. Agriculteurs et hackers russes et tchetchenes cherchent désormais à contourner ces protections informatiques.