Dossier régional
A l'aube d'une déprise laitière ?

Quelques éleveurs se posent la question, en se demandant si le jeu en vaut encore la chandelle, en raison notamment des prix payés, comparés à la hausse des charges observée depuis plus d’un an, ou encore de l’astreinte, parfois un frein pour trouver un candidat à la reprise.

Entre état des lieux et témoignages.

A l'aube d'une déprise laitière ?

Le Gaec de Joncheret a investi cet été dans deux robots de traite

Anthony Ecoiffier et Cédric Bongain sont aux manettes du Gaec de Joncheret à Rahon dans le Jura, qui livre I million de litres de lait à Danone. Qu’est-ce qui pousse encore aujourd’hui des éleveurs à croire dans la filière lait conventionnel ?

Le Gaec de Joncheret livre depuis plus de 40 ans à l’entreprise Danone. Sur les 260 ha de sols hétérogènes de l’exploitation, 70 ha sont en grande partie inondables et restent en prairies naturelles, d’où l’activité d’élevage. Le reste de la surface est en grandes cultures. Le Gaec emploie 1,5 salarié à l’année pour remplacer deux associés qui sont partis.

L’exploitation a su évoluer au fil des décennies dans ses pratiques. Différents projets sont menés sur le bien-être animal, pour monter en qualité du lait, réduire l’empreinte carbone, etc. Ces diagnostics sont demandés par Danone mais les éleveurs y adhèrent et y trouvent un bénéfice. Le Gaec travaille également sur une alimentation des animaux 100 % française, en lien avec l’Association Jura Bresse. Ce qui se traduit par l’achat de tourteaux de colza en grande partie régionaux fournis par Extrusel et d’un peu de soja de pays. À cela s’ajoute la culture de 10 ha de luzerne, des couverts végétaux entre les cultures d’automne et de printemps, des Ray-grass en dérobés pour limiter le lessivage… Objectif : optimiser l’affouragement pour diminuer les achats. « Nous essayons d’être le maximum possible autonome au niveau de l’alimentation », témoigne Anthony Ecoiffier.

450 000 euros investis

Les deux exploitants raisonnent selon une démarche entrepreneuriale, où les évolutions techniques ont leur place. Pour preuve l’achat de deux robots de traite et la rénovation des stabulations : logettes existantes, tapis, matelas, brasseurs d’air pour améliorer le bien-être des animaux et les conditions de travail. Soit un investissement global de 450 000 euros. « Une partie de l’investissement est optimisée via les primes Danone et on se rend compte que le confort des animaux est important pour améliorer la production », reconnaît Anthony Ecoiffier.

Gaec de Joncheret
Cédric Bongain et Anthony Ecoiffier, les associés du Gaec, emploient 1,5 salarié à l’année

Le Gaec de Joncheret s’appuie, pour réaliser ces investissements, sur le contrat qui garantit une visibilité du prix du lait à 5 ans, mais aussi sur la qualité du lait qui permet de primes supplémentaires, et enfin sur l’augmentation de la production, avec la décision de passer de 600 000 à près d’1 million de litres de lait par an.

Si la question du prix du lait demeure une variable importante, notamment dans le contexte actuel d’augmentation des charges, l’élevage présente d’autres avantages pour les deux associés du Gaec.

« Demain, la problématique de la disponibilité des engrais, la restriction d’utilisation des produits phytosanitaires nous montrera que l’élevage a encore toute sa place, notamment dans un système polyculture-élevage pour réintroduire des prairies, ramener de l’azote autre que minéral… », estime Anthony Ecoiffier. Le Gaec fait partie, avec neuf autres exploitations, de l’unité de méthanisation qui s’est construite à Saint-Baraing près de Rahon. Ce qui permet aux éleveurs de gérer les effluents et de disposer du digestat.

« Se battre pour une image positive de l’élevage »

« J’essaie de me battre aussi pour développer une image positive vis-à-vis de l’élevage qui offre une complémentarité entre les ateliers cultures et bovins et apporte quand même une garantie au niveau revenu », explique Anthony Ecoiffier qui enfile cette fois sa casquette de président de l’Association des producteurs laitiers Jura Bresse. L’association regroupe 15 producteurs AOP Morbier et 75 producteurs de Saône-et-Loire et du Jura qui ont des contrats avec Danone.

Autre avantage selon le président de Jura-Bresse : les éleveurs laitiers bénéficient de la présence de Danone, de Lactalis et de PME locales bien implantées sur le territoire. Ce qui l’inquiète par ailleurs c’est le renouvellement des générations. La moitié des agriculteurs du secteur ont plus de 50 ans et arriveront bientôt à la retraite. « Outre le prix du lait, la question de l’astreinte en élevage laitier peut être un frein pour trouver un candidat à la reprise ». Pour le Gaec, l’investissement dans des robots de traite fait également partie de l’équation : en étalant davantage le travail sur la journée, ils permettent une autre gestion des horaires et davantage de temps libre le week-end. Une manière aussi de fidéliser les salariés dans le temps.

IR

« On a souvent l’impression d’être la variable d’ajustement »

En Côte-d’Or, Nicolas Michaud est éleveur laitier mais également président d’Alysée pour cinq départements. De ce fait, il est au coeur des doutes que peuvent exprimer les professionnels du secteur sur l’avenir de leur filière.  

un rapport de la Commission européenne paru en ce tout début d’année et portant sur les perspectives agricoles à dix ans indique que le cheptel laitier au sein de l’Union européenne devrait baisser de 10 % d’ici à 2032. Même si, en parallèle, il prévoit une hausse de la productivité des vaches laitières, celle-ci ne compensera sans doute pas la diminution du cheptel. Est-on aujourd’hui à l’aube d’une véritable « déprise » laitière, notamment en lait de plaine ? La question se pose réellement, alors que, parmi les éleveurs, beaucoup se demandent si le jeu en vaut encore la chandelle, en raison, notamment, des prix payés, comparés à la hausse des charges observée depuis plus d’un an. 

Cet aspect aura occupé une bonne partie des débats lors des Assises du lait, organisées par la Fédération nationale des producteurs de lait (FNPL) début décembre à Epinal, dans les Vosges. En Bourgogne-Franche-Comté, elle est logiquement un sujet de préoccupation, même s’il ne faut pas en exagérer la portée. Pour autant, la mise en balance du niveau d’implication professionnelle que réclame cette forme d’élevage et les charges qui augmentent, entre matières premières et prix de l’énergie, ne constitue pas un moteur fort capable d’attirer vers cette production. 

« On en arrive à se poser des questions » 

Eleveur laitier en Côte-d’Or et président d’Alysée pour les départements de la Côte-d’Or, de la Nièvre, de l’Yonne, du Loiret et de l’Aube, Nicolas Michaud reconnaît que des doutes s’expriment parfois dans le milieu : « On voit un prix du lait qui a vraiment du mal à suivre l’inflation générale et les hausses diverses de charges, il n’est donc pas surprenant que certains en arrivent à se poser des questions sur l’intérêt de continuer la production de lait ». Si l’éleveur constate l’existence de cet état d’esprit, de manière plus ou moins explicite, il sait aussi que nombre de ses confrères et consoeurs n’ont pas vraiment le choix en raison des lourds investissements que réclame la production laitière et qu’une fois engagé avec des échéances financières à assumer, il y a un pas important entre l’envie d’arrêter, et le faire concrètement. « Il ne faut pas non plus négliger, dans cette situation, poursuit Nicolas Michaud, le poids des évolutions sociales, avec de nouvelles générations qui n’ont pas le même rapport au travail et aux contraintes multiples qu’il suppose, surtout si, au bout du compte, on parvient à peine à se dégager un revenu. Lorsqu’on voit que les résultats des diagnostics Galacsy, qui permettent d’analyser les performances des ateliers lait et d’évaluer les marges de progrès, révèlent que, dans certains cas, on ne peut dégager qu’un revenu compris en 0,5 et 1 Smic, cela conduit les gens à réfléchir à leur avenir... ». 

Le fait marquant, c’est que nombre d’éleveurs laitiers ont le sentiment d’être devenus les variables d’ajustement dans de nombreux domaines. Et pour l’heure, en ce début d’année 2023, les tendances, notamment sur les charges, ne laissent pas beaucoup de place à l’optimisme. Nicolas Michaud constate une grosse dégradation du nombre d’élevage laitier sur les départements du Loiret et de l’Aube. C’est moins le cas sur les départements bourguignons. « Le problème, conclut Nicolas Michaud, c’est que tout le monde est d’accord pour consommer du lait local, français, de qualité, mais quand il s’agit de mettre le prix en face, il n’y a plus personne... » 

Berty Robert

Pour beaucoup d’éleveurs laitiers, le revenu qu’ils peuvent tirer de leur activité conduit à s’interroger sérieusement sur la pertinence de continuer.

Nourrir la population, mais aussi la terre : la vache laitière sait le faire

Exploitant à Mathay (Doubs), Gilles Ciresa, président de l’APL (association des producteurs de lait) BFC, revient des assises du lait qui se sont déroulées à Epinal les 7 et 8 décembre derniers ! Voici son témoignage !

 «Si le département du Doubs a toujours été le champion du renouvellement, grâce au dynamisme des filières AOP, le lait conventionnel a le droit de s’inquiéter…

La moyenne d’âge nationale des éleveurs laitiers atteint 51 ans et un fort retard dans les investissements des exploitations est constaté.

Il y a fort longtemps quand j’allais chez les JA pour le dossier lait, une étude prospective démographique annonçait moins de 30 000 producteurs en France en 2030. On était alors environ 100 000 et on pouvait penser que c’était juste exagéré.

Pourtant on y est ! Et en filière viande, le constat est le même avec 100 000 bêtes manquant à l’abattage ces deux dernières années. Au-delà de la diminution de la production amorcée, je vois d’un mauvais oeil la diminution de la densité de fermes laitières. Les services aux agriculteurs risquent de prendre aussi du plomb dans l’aile avec des coûts de tournée plus importants. Notre souveraineté énergétique a déjà bien décliné, ne répétons pas la même erreur avec notre alimentation. De plus, Jean-Louis Peyraud de l’Inrae, nous informe que tous les scénarii pour une agriculture durable travaillés au niveau européen ont une même composante : la diminution de l’élevage ; tandis que « nous sommes dans une des râres régions au monde privilégiée pour la production de lait ». Il rappelle aussi que dans les simulations des nutritionnistes, il est très difficile de diminuer la consommation de produits laitiers. Il serait donc grand temps que nos dirigeants nationaux et européens prennent conscience que l’élevage est une solution pour une alimentation en quantité et qualité, mais certainement pas un problème.

Gilles Ciresa, président de l’APL BFC
Gilles Ciresa, président de l’APL BFC

Un éleveur laitier sait produire du lait et de la viande (qui plus est décarbonée), cultiver des cultures et de l’herbe pour peindre ce beau damier vu du ciel au tour de France, produire des matières fertilisantes voire énergétiques. On n’a pas fait mieux depuis l’invention de la durabilité face aux enjeux climatiques environnementaux et sociétaux. 

« L’OP, un outil pour avancer ensemble ! »

Une fois que l’on a dit cela, pensons à l’avenir. Certains jeunes — ou moins jeunes (désormais) — tombent régulièrement dans la marmite et restent très motivés pour ce métier, mais j’aimerais qu’ils soient bien plus nombreux à prendre conscience que le métier d’éleveur n’est pas incompatible avec un développement durable ! Pour attirer des jeunes, nous avons aussi notre rôle à jouer et je tiens à saluer l’énorme travail de promotion de l’agriculture qui est fait dans nos départements. Entre les fermes ouvertes, les concours de pointage, de labours, les concours d’animaux, les journées made in viande, on devrait convaincre plus monde. Mais on ne peut que constater que cela ne suffit pas. On entend souvent que l’on n’attirera pas plus de jeune en manifestant aussi souvent. Mais les actions que nous menons sont aussi là pour préparer un terrain plus favorable, un revenu digne de l’engagement des futurs installés. Si les tonnes à lisier sortent quelques fois en milieu urbain, c’est aussi pour afficher notre envie de voir un vrai renouvellement des générations. Nous constatons bien les effets du manque de personnel soignant, j’aimerais que l’on puisse agir pour la profession agricole avant qu’il ne soit trop tard.

Le temps presse… Plus que jamais notre ministre, apparemment à l’écoute, doit le remonter afin que les entreprises de transformation agissent aux cotés des producteurs pour inverser la tendance de déprise laitière.

Si les prix ont soudainement augmenté, la transparence est encore attendue ! C’est une obligation règlementaire et pour y parvenir l’OP régionale fraîchement créée est une des solutions. Alors un peu de fair play dans ce jeu dangereux, il ne faut pas la dénigrer. Bien que la construction d’une OP soit du ressort des producteurs, le rôle joué par nos entreprises laitières sera déterminant dans le bon déroulement des choses. Nous proposons un outil pour avancer ensemble, avec un mode de fonctionnement gagnant-gagnant pour les entreprises et les producteurs. Refuser cette main tendue serait un signal très négatif envoyé aux producteurs de lait. Les représentants professionnels FDSEA 25 ou JA 25 ont à coeur que la filière laitière retrouve ses valeurs nourricières, mais pas que, le plus vite possible, si ce n’est immédiatement. »

Gilles Ciresa, président de l’APL BFC